L’évolution du travail – Episode 5
Jusqu’à récemment, le bâtiment était une construction statique. Mais avec l’évolution des modes de travail plus mobiles et connectés, le bâtiment devient dynamique et serviciel. Dans ces conditions, le droit de la construction doit-il évoluer ? Ou doit-il rester à l’identique, au côté d’un droit du numérique à consolider ? C’est la question que nous avons posée à Patrick Melmoux, Patrick Mula et Clément Bermond du cabinet d’avocats Verbateam spécialisé dans le droit immobilier, et à Gérard Haas du cabinet Haas Avocats dédié aux nouvelles technologies à Paris.
Avant tout, commençons par quelques notions de droit de la construction, qui concernent les assurances souscrites par les différents acteurs du bâtiment. Selon la Loi Spinetta, le maître d’ouvrage, c’est-à-dire l’investisseur, est dans l’obligation de souscrire une assurance « dommage-ouvrage », qui couvre les vices et les malfaçons, menaçant la solidité de l’ouvrage ou affectant des éléments (notamment d’équipements) qui le rendent impropre à sa destination. « Quand il signe le contrat de construction avec l’entrepreneur du bâtiment, l’architecte ou le maître d’œuvre, le maître d’ouvrage s’assure qu’ils ont bien souscrit les garanties décennale[1] et biennale[2], précise Patrick Melmoux. Le droit est donc clair sur la construction. Mais pour ce qui est de la colonne vertébrale digitale d’un Smart Building, quel est le système d’assurance ? » La garantie est de 10 ans, alors que les nouvelles technologies sont dépassées en moins de 5 ans. Dans ces conditions, peut-on demander à un intégrateur de souscrire à une garantie décennale, à l’instar d’un carreleur, d’un plombier ou d’un plaquiste ? À ce jour, le droit français ne répond pas à ces questions. « Prenons un exemple, complète-t-il. Si votre bâtiment a été réceptionné en 2009, la responsabilité décennale est dépassée en 2020. Au cas où vous ajoutez un service digital dans votre bâtiment quel droit allez-vous appliquer pour régler les litiges ? »
Avis 1 : révolutionner le droit de la construction pour les bâtiments du futur
Aujourd’hui, les nouveaux modes de travail exigent une numérisation des immeubles de bureaux, qui constitue une réelle rupture technologique. « La loi Spinetta régit très efficacement le domaine de la construction et ses garanties depuis 1978, indique Clément Bermond. La notion d’impropriété à destination permet son adaptation aux évolutions technologiques mais ne sommes-nous pas en face d’un changement encore plus important ? Hier, la valeur du bâtiment se trouvait dans sa localisation et dans l’ouvrage matériel lui-même. C’est le dernier point que la Loi Spinetta protège. Mais aujourd’hui et plus encore demain, la valeur d’un bâtiment semble se déplacer vers son adaptabilité et son bouquet de services lié aux nouvelles technologies. » Il ne s’agirait donc pas seulement de faire évoluer la Loi Spinetta, mais bien de la transformer profondément ou de lui associer un mécanisme de protection pour cette nouvelle valeur. « Conserver la forme de la Loi Spinetta pour les bâtiments de demain a aussi peu de sens que de vouloir protéger ses anciens Francs dans un coffre-fort, illustre-t-il, alors qu’ils n’ont plus aucune valeur aujourd’hui. » Pour Clément Bermond, il convient donc de garantir (au-delà du droit commun) ce qui donne la valeur au bâtiment, pour protéger dans le futur ce qui compte au moment de la construction, en 2020, notamment la structure digitale.
Avis 2 : réglementer le Smart Building avec le droit du numérique
Gérard Haas considère quant à lui qu’il ne faut pas associer le droit du numérique, qui gère des flux, au droit de la construction, qui gère un bâti statique. « Depuis longtemps déjà, le digital est entré dans le bâtiment, souligne-t-il. C’est notamment le cas quand la construction ou la réhabilitation d’un bâtiment est réalisée en utilisant les technologies du BIM. Jusqu’à présent, on ne s’est pas posé la question de l’évolution des garanties. » Par ailleurs, les mesures du confinement lors de la crise sanitaire Covid-19 n’ont pas empêché le secteur immobilier de poursuivre une partie au moins de son activité, avec des signatures d’actes notariés en ligne ou le télétravail. Depuis son domicile, personne ne s’est demandé si son accès à internet était garanti par le constructeur. « Le droit de la construction doit continuer de chapeauter les responsabilités en cas de défauts sur le bâti, affirme Gérard Haas. Des garanties peuvent être imposées aux intégrateurs, mais seulement sur l’aspect matériel, sur la qualité de son installation. Sur le droit du numérique, il y a certainement des questions à régler, en particulier sur les responsabilités de traitement des données publiques (géolocalisation par exemple), les données collectives (statistiques de fréquentation au restaurant notamment) et des données privées (avec des notions de volontariat et de consentement des personnes). »
Avis 3 : assouplir le droit pour les bâtiments modulaires et flexibles
Quand on évoque les nouveaux modes de travail, la connectivité est essentielle, mais la modularité des locaux l’est tout autant. « Demain, le bâtiment devra être un véritable couteau suisse, déclare Patrick Mula. Il sera multifonction, bureau le jour, logement la nuit, par exemple. Il faudra donc que le droit s’adapte à cette évolution, qu’il soit plus souple. Même pour le particulier. On l’a observé pendant la crise Covid-19 : le télétravail a gagné des disciples, qui souhaiteront sans doute procéder à des extensions, pour avoir un bureau. Aujourd’hui, il est nécessaire d’obtenir les autorisations d’urbanisme pour tout nouveau projet dans les contraintes du PLU ou PLUi[3], à la date de la demande, tant en destination qu’en surface à construire. Mais demain, pour prendre en compte la modularité croissante des bâtiments, il pourrait être intéressant que l’autorisation d’urbanisme soit accordée une bonne fois pour toutes en fonction des possibilités de construire, au regard du foncier disponible. » L’idée ? Pouvoir intervenir de manière plus souple sur la réversibilité des bâtiments, leurs extensions, leurs destinations, sans qu’il soit nécessaire d’obtenir à chaque fois une autorisation idoine. Il conviendrait ainsi de laisser au maître d’ouvrage la possibilité de construire une surface de 150 m² seulement, même si le terrain permet l’édification de 200 m², tout en autorisant de bâtir les 50 m² plus tard. Concrètement, on suivrait l’exemple des permis de construire à double état accordés dans le cadre des Jeux Olympiques 2024. L’objectif sera de pouvoir facilement transformer le village des athlètes en immeubles de logements. « En tant qu’avocats, conclut Patrick Mula, nous demandons à ce que ce droit soit étendu à tous les futurs bâtiments, pour leur permettre ainsi de multiplier aisément leurs fonctions, leurs destinations et leurs extensions, dans les limites de construction, sans recourir à des autorisations complémentaires à chaque changement. »
[1] Pour les désordres affectant la solidité de l’ouvrage ou de ses éléments d’équipement indissociables, et tous ceux qui le rendent impropre à sa destination
[2] Pour les désordres affectant les éléments d’équipement dissociables de l’ouvrage
[3] Plan Local d’Urbanisme ou Plan Local d’Urbanisme intercommunal